Mme Françoise Kamara, président de la Commission des clauses abusives, conseiller à la Cour de cassation
Allocution de bienvenue
Soyez les bienvenus dans la Grand’chambre de la Cour de cassation. La Commission des clauses abusives y a, en quelque sorte, sa place naturelle puisque, traditionnellement, son président est conseiller à la 1ère chambre civile, qui siège dans cette salle d’audience. Nous nous trouvons donc dans le lieu même où sont prononcés les arrêts contrôlant la qualification des clauses abusives.
Au surplus, nous pouvons célébrer aujourd’hui la réinstallation, dans cette chambre, de « La Loi », tapis tissé à la Manufacture des Gobelins entre 1903 et 1906, en écho au plafond de Paul Baudry, allégorie de la loi, inauguré en 1892.
Soyez tous remerciés d’être présents si nombreux et… un grand merci en particulier aux intervenants venus de différents pays européens !
Action et réflexion
« We are all consumers. The consumers are the most important economical group. They are the most important … but their voice is not often heard ». Nous sommes en 1962 et J. F. Kennedy s’adresse au Congrès.
Depuis lors, les consommateurs américains se sont regroupés dans des associations réunies en une puissante fédération et l’on a pu lire dans le « Wall Street Journal » : « Quand la Fédération américaine des consommateurs parle,… le Parlement répond ».
C’est bien parce que la voix de chaque consommateur était trop faible pour être entendue que la protection collective des consommateurs s’est organisée et, à cet égard, le doyen Carbonnier écrivait, peut-être de façon prémonitoire, que « la société de consommateurs pourrait sonner la revanche de Lilliput ».
En France, la protection des consommateurs est assurée, notamment, par la lutte contre les clauses abusives dans les contrats conclus entre les professionnels et les consommateurs ou les non-professionnels. Outre les associations de défense des consommateurs, trois acteurs interviennent dans cette lutte :
1 – Le pouvoir réglementaire
Il a la charge de définir les clauses abusives par voie de décret, après avis de la Commission des clauses abusives, et la DGCCRF, qui détient un pouvoir d’injonction-cessation, qui sera évoqué cet après-midi.
2 – La Commission des clauses abusives
Composée sur un mode pluraliste (magistrats, professeurs de droit, avocats, représentants des professionnels et des consommateurs, outre un agent de la DGCCRF remplissant les fonctions de commissaire du gouvernement), elle a pour missions, d’abord, d’émettre des recommandations en vue de la suppression ou de la modification des clauses abusives dans les modèles de contrats habituellement proposés par les professionnels aux consommateurs ou aux non-professionnels, ensuite, de donner son avis sur les décrets appelés à définir les clauses abusives, enfin, de fournir un avis aux juridictions qui l’interrogent sur le caractère abusif de clauses en litige.
3 – Les juridictions
Elles ordonnent la suppression des clauses dans les contrats et réparent les préjudices subis, la Cour de cassation approuvant que les juges du fond s’appuient sur les recommandations de la Commission. A cet égard, il est rappelé qu’une clause abusive n’est pas nulle, mais réputée non écrite.
Enfin, naturellement l’Union européenne a élaboré des normes communautaires de protection contre les clauses abusives. Et nous allons voir dans quelques instants que le 30èmeanniversaire de la Commission des clauses abusives et de ses premières recommandations est marqué par une actualité bouillonnante.
I – Mais, tout d’abord, au cours des 30 années écoulées, quelle a été l’action de la Commission des clauses abusives ?
Son activité protéiforme et innovante a largement contribué à la mise en place des règles protectrices du consommateur tant à l’intérieur de nos frontières qu’au sein de l’Union.
1 – Elle a inlassablement recherché les clauses significativement déséquilibrées
En préconisant leur suppression ou leur modification, comme la loi l’y invitait, elle a émis ce que l’on pourrait appeler des recommandations « négatives ». Elle a, en outre, de manière prétorienne, élaboré des recommandations « positives », suggérant l’insertion de clauses éclairantes ou une présentation plus limpide des contrats. Elle a, encore, consacré ses efforts à l’éradication de clauses, non pas seulement abusives, mais illicites.
Elle a ainsi émis 68 recommandations et « stigmatisé » environ 1.000 clauses, notamment dans les domaines de la téléphonie, de la banque, de l’assurance, du commerce électronique, de l’enseignement, des voyages, de l’hébergement des personnes âgées.
Elle étudie, en ce moment, les contrats de soutien scolaire et bientôt les contrats de prévoyance obsèques, les contrats d’aides à la personne et les complémentaires santé. Il s’agit donc toujours de sujets de préoccupations très actuelles des habitants de notre pays.
L’on peut souligner, à ce stade, que la Commission est un organisme indépendant, placé auprès du ministre chargé de la consommation. Elle peut être saisie par le ministre, une association agréée de défense des consommateurs, un professionnel intéressé ou bien elle peut se saisir d’office, parfois lorsque les consommateurs lui ont signalé des anomalies. Ses séances ne sont pas publiques et ses délibérations sont couvertes par le secret. Ses 13 membres ne peuvent délibérer s’ils ont un intérêt direct et personnel dans les contrats considérés ou s’ils représentent ou ont représenté une des parties intéressées.
Dans le domaine des recommandations, le rôle de la Commission est préventif et dissuasif : ses recommandations n’ont pas de caractère contraignant, mais son autorité morale est grande, en raison à la fois de la qualité de ses analyses juridiques et du caractère consensuel de ses travaux.
2 – Sa deuxième mission est relative aux avis donnés sur les projets de décret visant à interdire, limiter ou réglementer les clauses considérées comme abusives
Elle avait peu exercé cette mission jusqu’à présent puisque, en tout et pour tout, un décret interdisant deux types de clause avait vu le jour en 1978 et un autre interdisant un seul type de clause l’avait rejoint en 2005.
Mais la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, dite LME, a permis à la France de rattraper son retard : modifiant l’article L. 132-1 du code de la consommation, elle a annoncé l’avènement de dispositions réglementaires fixant des clauses noires (interdites comme présumées irréfragablement abusives) et grises (présumées abusives, sauf preuve contraire apportée par le professionnel). A vrai dire, un tel système se trouvait mis en place dans divers pays européens depuis de longues années.
La Commission a donc, au mois de novembre 2008, formulé, sur le projet de décret à elle soumis par le gouvernement, un avis très documenté, sur le rapport établi par M. Paisant et Mme Davo, tous deux professeurs de droit et membres de la Commission. Et le décret instaurant 12 clauses noires et 10 clauses grises a vu le jour … ce matin même !
3 – La troisième mission est relative aux avis fournis aux juridictions
Pour émettre ces avis, cette mission lui a été confiée en 1993. La commission a, dans le délai de trois mois réglementairement imparti, émis 31 avis, dont 13 en matière de banque et d’assurance. Elle a été saisie par des tribunaux d’instance et des juges de proximité et, une fois, par une cour d’appel.
Il est rappelé que les avis ainsi fournis ne s’imposent pas aux juges qui, en pratique, s’y conforment.
4 – Au titre des innovations destinées à une meilleure information du public :
a – La Commission a créé un site internet aujourd’hui très fourni :
C’est le secrétaire général, M. Granier, qui le fait vivre et le développe. S’y trouvent mis en ligne les textes, les recommandations, les rapports de la Commission et environ 500 décisions judiciaires accompagnées de sommaires analytiques. Ce site reçoit environ deux millions de visites par an.
b – Une autre nouveauté se trouve activée depuis hier :
Le site vient d’être sonorisé pour un meilleur accès aux non-voyants.
c – En outre, le site comportera bientôt une rubrique « litiges » :
Cette rubrique est destinée à fournir quelques renseignements utiles en cas de litiges dans divers domaines, correspondant aux questions les plus fréquemment soumises au secrétaire général qui répond à une moyenne de 300 lettres de consommateurs chaque année.
II – Un mot du bilan et de la réflexion qu’appelle le futur
1 – Le bilan : quel est-il ?
L’œuvre de la Commission est de qualité. Elle est menée de façon prudentielle et harmonieuse, par la concertation et le dialogue entre les membres qui s’entendent bien, et se retrouvent avec plaisir au point que les suppléants participent souvent aux travaux aux côtés des titulaires.
Toutefois, l’on constate la persistance de nombreuses clauses abusives dans les modèles de contrats. S’agit-il d’une résistance volontaire des professionnels, qui préfèrent prendre le risque de voir interdire ultérieurement les clauses abusives de leurs contrats, ou d’une ignorance de bonne foi de leur part ? Vraisemblablement un peu des deux hypothèses, alors surtout que, dans certains cas, seul le rapprochement de diverses clauses entre elles permettra d’en déterminer le caractère abusif, un tel rapprochement étant délicat à analyser.
Il est parfois reproché à la Commission un certain manque de réactivité, mais il convient de souligner que la Commission se réunit en général une demi-journée par mois seulement, ses membres exerçant tous un métier à plein temps par ailleurs.
2 – Quant au futur de la Commission et de la protection des consommateurs, brièvement cinq axes de réflexion :
a – Le décret tant attendu sonne-t-il le glas de la Commission au motif qu’il définit les clauses abusives ?
Certainement pas : l’on ne supprime par les juges parce qu’il existe des lois. En effet, il s’agira, pour la Commission, d’apprécier concrètement les clauses des contrats en contemplation des listes théoriques du décret. Il lui appartiendra peut-être également d’ajouter à ces listes, en retenant de nouvelles clauses abusives au regard de la définition qui en est donnée par l’article L 132-1 du code de la consommation.
D’ailleurs, si la loi a, à la fois, prévu l’élaboration de décrets, dans l’article précité, et instauré la Commission des clauses abusives, à l’article L 133-1, c’est bien parce que la seconde est appelée à examiner, regard des dispositions des premiers, les contrats habituellement proposés par les professionnels aux consommateurs et aux non-professionnels.
b – Les recommandations de la Commission des clauses abusives pourraient se voir reconnaître une force contraignante
Il s’agirait, par ce biais, d’assurer une plus grande efficience de l’action de la Commission des clauses abusives et de la protection du consommateur expressément voulue par la directive du 5 avril 1993.
Il peut être noté que, dès 1978, certains ont souhaité voir transformer la Commission des clauses abusives en une autorité administrative indépendante. Mais, outre que les professionnels y seraient hostiles, les pouvoirs publics ne l’envisagent pas : ce qui est davantage recherché, c’est une « contractualisation » du droit de la consommation, c’est-à-dire une élaboration commune, entre les consommateurs et les professionnels, de relations équilibrées.
c – La suppression ou la modification des clauses abusives doit pouvoir s’appliquer aux contrats en cours
Ici encore, une telle application est de nature à permettre l’efficience de la protection contre les clauses abusives exigée par les articles 6 et 7 de la directive de 1993. C’est ce qu’a décidé la cour d’appel de Paris, en matière de téléphonie, dans un arrêt du 13 février 2009, qui se trouve en ligne sur le site de la Commission. Au demeurant, dans cette affaire, le professionnel avait spontanément modifié ou supprimé la plupart des clauses litigieuses dans tous les contrats en cours, dès avant le prononcé de la décision judiciaire.
d – Il faut songer à l’instauration de recours collectifs :
« Une class action » à la française : elle est appelée de leurs voeux, notamment, par les associations de consommateurs et par de nombreux auteurs, dont M. Calais-Auloy, depuis plus de 20 ans. Ce fut aussi un souhait exprimé, en 2005, par le Président de la République, à l’occasion de ses vœux aux forces vives de la Nation.
Divers pays européens ont instauré de tels recours. Cependant, en France, on leur oppose toujours l’autorité relative de la chose jugée et l’interdiction des arrêts de règlement. Or comme l’a si bien dit M. Guinchard, en clôturant un colloque de la Société de législation comparée, consacré aux recours collectifs : « La sclérose nous guette au nom de nos vieilles habitudes et de nos grands principes . Pourtant, ce que d’autres ont fait, nous pouvons le faire (« Yes, we can ! »). Le droit, comme la vie, est mouvement : n’ayez pas peur du changement ».
e – Enfin, la Commission est attentive à la proposition de directive relative à la protection des droits des consommateurs, publiée en octobre 2008, opérant la fusion de quatre directives dont celle de 1993
La directive proposée prévoit une harmonisation complète des listes de clauses abusives, auxquelles les Etats membres ne pourraient ajouter. Ce qui inquiète est la minoration des droits des consommateurs, au regard de la directive de 1993 qui autorisait les Etats membres à assurer un niveau de protection plus élevé que celui qu’elle prévoyait, comme nous le dira tout à l’heure le professeur de droit allemand. Mais les discussions communautaires sur cette proposition de directive débutent seulement …
Pour conclure, en ce 20 mars, jour du printemps, j’adapterai à notre sujet l’épilogue du discours d’installation du premier président de la Cour de cassation, prononcé ici même en 2007 : « Nous sommes au printemps, saison des régénérations, comme le matin est le moment des réveils. Unis par un même idéal, oeuvrons pour que se lève sur la protection du consommateur, ce jour lucide dont je veux discerner l’aube encore indécise ».