M. Laurent Leveneur, professeur agrégé à l’Université Panthéon-Assas
Ce texte est celui d’une communication orale présentée le 20 mars 2009. Celle-ci se trouve dans le prolongement des réflexions menées par l’auteur pour sa contribution aux Mélanges Bruno Oppetit, en cours de publication aux éditions Litec.
« On ne peut, par des conventions particulières, déroger aux lois qui intéressent l’ordre public … ». Formulée dès les premiers articles du Code civil, cette célèbre disposition (article 6) montre que jamais il n’a été envisagé que la liberté contractuelle dût être infinie. Seulement, en 1804, c’était clairement la loi qui était chargée d’en tracer les limites et dans son extraordinaire Discours préliminaire, Portalis avait parfaitement pressenti la difficulté de la tâche : « C’est précisément lorsqu’il s’agit de fixer ces limites que les difficultés naissent de toutes parts », car « il est des choses sur lesquelles la question de justice se complique avec d’autres questions … Ainsi, c’est dans nos connaissances acquises sur l’agriculture que nous devons chercher la justice ou l’injustice, l’utilité ou le danger de certaines clauses … stipulées dans les baux à ferme. Ce sont nos connaissances commerciales qui ont terminé nos interminables discussions sur le prêt à intérêt … » (Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX, reproduit in Le Discours et le Code, Litec, 2004, p.285.)
Quelle clairvoyance !
En 1977, les pouvoirs publics envisagent de mettre en place un système général de protection des consommateurs contre les clauses abusives dans les contrats conclus avec des professionnels. Faut-il confier le soin au juge de dire quelles clauses, précisément pourront être annulées à ce titre ? Vous n’y pensez pas sérieusement : et la sécurité juridique ( Cf. J. Foyer, JO débats A.N. 1977, p. 8466 et 8467)? Le Parlement s’y refuse.
Finalement, la loi du 10 janvier 1978 habilite le gouvernement à déterminer par des décrets des types de clauses qui doivent être regardées comme abusives au sens de la définition posée par le législateur : bref, dans cette conception, des textes précis sont toujours nécessaires pour tracer les limites de la liberté contractuelle.
Mais le législateur instaure aussi une commission, composée de connaisseurs des réalités pratiques et juridiques, qu’il charge d’éclairer le gouvernement dans cette tâche.
Nous sommes dans la droite ligne de Portalis !
On connaît la suite : 68 recommandations émises à ce jour, qui portent sur des contrats d’une multitude de secteurs.
Et seulement, jusqu’ici, deux décrets (le suivant semble en instance de publication) pris en application de l’habilitation législative : le décret du 24 mars 1978 (aujourd’hui codifié : C. consomm., art. R.132-1, R.132-2 et R. 211-4), et le décret du 25 novembre 2005 (article R.132-2-1). On remarquera que le premier décret est antérieur à la première recommandation, qui a été adoptée le 27 juin 1978 … Bref, il ne fait pas suite à une recommandation ! Et comme ce n’est pas non plus le cas du second, force est de constater qu’à ce jour aucune recommandation n’a eu le prolongement réglementaire que le système permettait. Alors, à quoi servent-elles ?
Aussi bien la question qui m’a été posée par les organisateurs de ce très beau colloque est cruciale : la Commission, source de droit ? C’est sur l’essentiel, c’est-à-dire, ses recommandations qu’on va se concentrer dans cette courte communication (Il y a aussi les avis sur les projets de décrets et les avis donnés au juge, qui participent – les seconds – au phénomène jurisprudentiel -sans toutefois lier le juge-, phénomène dont la qualification de source de droit est elle-même classiquement controversée … ). Donnent-elles par elles-mêmes naissance à du droit ?
Si la réponse est négative, si les recommandations ne jouent aucun rôle dans la création de règles de droit, si elles n’exercent aucune influence sur les phénomènes juridiques (En particulier sur le « phénomène judiciaire » selon l’appellation qui lui est parfois donnée en doctrine), alors Mesdames et Messieurs les membres de la commission ici présents, vous pouvez cesser cette activité ! La célébration de cet anniversaire prendrait une tournure funéraire.
Heureusement, les richesses de langue française et la polysémie du mot source, même dans la langue juridique, vont permettre d’éviter cette extrémité et de décrire une autre réalité, plus nuancée.
Lorsqu’on examine de près la question, il apparaît en effet que par ses recommandations, la Commission d’une part, joue un certain rôle dans l’élaboration des règles de droit (I) et d’autre part, semble assez souvent une source d’inspiration pour le juge (II).
I – UN CERTAIN ROLE DANS L’ÉDICTION DES REGLES DE DROIT
Il est classique de discerner deux sortes de sources du droit, dans des sens quelque peu différents de ce mot et que l’on distingue grâce aux adjectifs « formelles » et « réelles ». Les sources formelles sont les formes sous lesquelles les règles de droit, c’est-à-dire les règles de conduite applicables aux hommes vivant en société et dont l’inobservation déclenche des sanctions étatiques, sont adoptées et viennent prendre place dans l’ordonnancement juridique.
Mais ces sources formelles ne coulent pas toutes seules. C’est sous la pression des forces créatrices, appelées les sources réelles, que le droit jaillit par les sources formelles.
Or si les recommandations de la Commission des clauses abusives ne peuvent recevoir la qualification de source formelle (A), il apparaît qu’elles jouent parfois et plus souvent qu’on ne le croit un rôle au titre des sources réelles. (B).
A – LES RECOMMANDATIONS NE SONT PAS UNE SOURCE FORMELLE DU DROIT
Les sources formelles sont les formes sous lesquelles sont créées des règles de conduite sociale juridiquement obligatoires.
Tel est bien entendu le cas de la loi au sens large (c’est-à-dire les lois parlementaires et les décrets), ainsi que de la coutume (la question est en revanche discutée pour la jurisprudence)
Mais qu’en est-il des recommandations de la Commission des clauses abusives ?
A vrai dire, il y a trente ans, lors des débuts du système de lutte contre les clauses abusives, la question ne se posait même pas. La loi avait prévu la nécessité de décrets pour que puissent être interdites, limitées ou réglementées, certaines clauses dans les contrats entre professionnels et consommateurs. La commission était chargée d’examiner les modèles de conventions habituellement proposés par les professionnels à leurs cocontractants consommateurs pour y débusquer des clauses qui pouvaient présenter un caractère abusif, et en ce cas en recommander la suppression ou la modification. Ces recommandations étaient logiquement destinées avant tout au Ministre chargé de la consommation auprès duquel la commission était – et est toujours – placée. Pourquoi lui adresser ces recommandations ? Pour que celui-ci puisse, le cas échéant, enclencher le processus d’édiction de décrets d’interdiction de clauses par le pouvoir réglementaire. La seule source formelle de ces interdictions de clauses abusives était les décrets, et les recommandations étaient appelées à se trouver en amont de ceux-ci : elles n’avaient nullement vocation à être elles-mêmes des sources formelles.
Le filtre constitué par la nécessité de décret peut d’ailleurs expliquer que la Commission des clauses abusives ait eu à l’origine, une conception large de sa mission, n’hésitant pas à formuler des recommandations ouvertement positives que ne permettent a priori pas les textes …Mais on pouvait sans doute ratisser large : le gouvernement ne retiendrait certainement pas tout dans les propositions et ferait le tri – le moins qu’on puisse dire est qu’il l’a fait : il n’a jamais donné à ces recommandations la suite réglementaire qui pouvait être envisagée …
La question a pris une tournure totalement nouvelle lorsque la nécessité de décrets s’est évanouie.
C’est le coup de force de la première Chambre civile par le fameux arrêt du 14 mai 1991 (Bull. civ. I, n° 153). La protection contre les clauses abusives instituée en 1978 supposait l’intervention du pouvoir réglementaire ? Celui-ci est pour le moins hésitant, sinon totalement défaillant ? Qu’à cela ne tienne : la Cour de cassation autorise le juge à prendre le relais et à déclarer tout seul une clause abusive même si elle n’a pas été interdite par décret. Et le législateur est venu entériner cette évolution en modifiant, par la loi du 1er février 1995 (Déjà, le décret du 10 mars 1993 en organisant la saisine de la commission pour avis par le juge, l’avait implicitement fait), l’article L.132-1 du Code de la consommation : sans doute le Gouvernement est-il toujours habilité à prendre des décrets d’application de l’article pour interdire des clauses, ou dans la version du texte en vigueur depuis le 1er janvier 2009, pour énumérer des listes de clauses « noires » (irréfragablement abusives) ou de clauses « grises » (clauses simplement présumées abusives sauf preuve contraire). Mais désormais, même sans décret, des clauses peuvent indubitablement être réputées non écrites si elles correspondent à la définition de l’alinéa 1 de l’article L.132-1 (déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, au détriment du consommateur).
Dès lors, puisqu’un décret n’est pas nécessaire, les recommandations de la commission ne pourraient-elles se trouver en première ligne et jouer elles-mêmes le rôle de source formelle de listes de clauses véritablement interdites ?
La question n’a pas tardé à être posée en jurisprudence et à recevoir sa réponse. C’est le mémorable arrêt rendu le 13 novembre 1996 par la première chambre civile dans l’affaire de la Carte pastel.
Une association de consommateurs avait assigné France Telecom pour faire déclarer abusives deux clauses du contrat relatif au fonctionnement de la carte téléphonique permettant de téléphoner de tout poste situé en France ou à l’étranger sans avoir à payer le prix de la communication, ce montant étant débité directement du compte du titulaire de la carte. L’association dénonçait les clauses stipulant que « l’usager est seul responsable de l’utilisation et de la conservation de sa carte » et que France Telecom ne pouvait être déclaré responsable, au titre de ce service spécifique, des conséquences de l’impossibilité pour l’abonné d’utiliser sa carte notamment par suite de son altération ou par suite de dysfonctionnement des réseaux téléphoniques. La Cour d’appel n’ayant vu aucun abus dans les deux clauses dénoncées, l’association de consommateurs, se pourvut en cassation, en reprochant aux juges du fond, notamment, une violation de deux recommandations : la recommandation n° 94-02 du 27 septembre 1994 (relative aux contrats porteurs des cartes de paiement assorties ou non d’un crédit), et la recommandation n° 91-02, dite recommandation de synthèse, dans ses « articles (sic -Pourtant, il n’y a jamais d’ « articles » dans les recommandations qui sont rédigées comme des décisions de justice. Mais l’emploi de ce terme est très révélateur de la logique de ce pourvoi-) 7 4, 12 et 15 ».
La Cour de cassation rejeta le pourvoi, en approuvant la Cour d’appel d’avoir dit que les clauses n’étaient pas entachées d’abus ; et sur la question de la portée des recommandations, sa réponse fut cinglante : « les recommandations de la Commission des clauses abusives ne sont pas génératrices de règles dont la méconnaissance ouvre la voie de la Cassation » (Cass. civ. 1ère, 13 nov. 1996 : Bull. civ. I, n° 399)
Et pour que la leçon soit bien retenue, elle jugea que ce qui était abusif ici, c’était le pourvoi et non les clauses (quelle que soit leur éventuelle contrariété, même pas examinée d’ailleurs, aux recommandations ) ; elle condamna en conséquence l’association de consommateurs à une amende civile.
La Cour de cassation a pour mission de veiller à une bonne application des règles de droit par les juridictions. Les recommandations de la CCA n’entrent pas dans ce contrôle, car ce ne sont pas des règles de droit.
Dans la même ligne on peut également relever la décision rendue onze ans plus tard dans l’affaire AOL, mais cette fois avec une conséquence positive pour l’association de consommateurs qui avait saisi la justice d’une action en suppression de clauses abusives dans les contrats types de ce fournisseur d’accès à internet. La Cour d’appel avait ici retenu un certain nombre d’abus et ordonné en conséquence la suppression de diverses clauses. Dans son pourvoi, le professionnel soutenait, notamment, que le procès qui lui avait été fait n’était pas équitable, car l’association ayant lancé l’action était représentée à la Commission des clauses abusives et son représentant avait participé à l’élaboration de la recommandation relative aux contrats de fourniture d’accès à internet. Or, l’association s’était appuyée sur cette recommandation pour motiver ses demandes de suppression de clauses … La première chambre civile, imperturbable (Il n’est pas exclu que cette affaire ait eu des répercussions en revanche sur l’organisation des travaux de la commission ; en l’espèce, le rapporteur de la recommandation n’était pas un représentant d’une association de consommateurs ; mais sans doute pour éviter qu’à l’avenir l’impartialité d’un rapporteur ne soit sujette à discussion, si un tel représentant était désigné pour accomplir cette tâche, le pli semble avoir été pri de recourir exclusivement à des rapporteurs extérieurs), répond qu’une telle participation est sans incidence sur le déroulement de l’instance en suppression de clauses car « les juridictions judiciaires ne sont pas liées par les recommandations de la Commission des clauses abusives » (Cass. 1ère civ., 8 nov. 2007, n°05-20637).
Enfin, le Conseil d’État a été tout aussi clair. A la suite de la publication de la recommandation n° 2004-03 relative aux contrats de crédit immobilier, un établissement de crédit a saisi la Haute juridiction administrative d’un recours en annulation, pour excès de pouvoir, de l’un des points de cette recommandation.
Le Conseil d’État a rejeté ce recours, sans examiner si, sur le point litigieux, la commission avait ou non effectivement caractérisé une clause abusive au sens de l’article L.132-1 du Code de la consommation : de façon radicale, il s’est contenté de considérer qu’il résulte des articles L.132-1 et suivants « que la commission des clauses abusives, lorsqu’elle émet des recommandations n’édicte pas des règles qui s’imposeraient aux particuliers ou aux autorités publiques » (CE, 16 janv. 2006 : Contrats, conc., consomm. 2006, comm. 117, note G. R.) …
La cause est entendue.
Sans aucun doute les recommandations constituent-elles des textes généraux, impersonnels et dont la publication officielle est organisée. Mais il leur manque un élément essentiel pour accéder au statut de règle de droit : le caractère obligatoire.
En droit, le respect des recommandations ne s’impose à personne : ni aux sujets de droit que sont les professionnels du secteur visé, ni au juge.
Les textes institutifs de la lutte contre les clauses abusives ne dotent effectivement, en droit, la Commission des clauses abusives – à la différence, il faut le remarquer, d’autres autorités administratives indépendantes – d’aucun pouvoir normatif, et les hautes juridictions qui ont eu à connaître de la question se sont bien gardées d’outrepasser ces textes et de lui en reconnaître un.
On verra certes tout à l’heure que ce qui est vrai à s’en tenir à une pure logique juridique l’est un peu moins, si l’on s’attache à l’autorité que, de fait, les recommandations peuvent avoir en pratique.
Mais pour le moment, une première réponse peut être apportée à la question posée par les organisateurs de ce colloque : les recommandations ne sont pas une source formelle de règles de droit.
En revanche, il arrive que la qualité de source réelle puisse parfois leur être reconnue.
B – LES RECOMMANDATIONS, PARFOIS UNE SOURCE REELLE
La commission joue plusieurs rôles dans le processus d’élaboration de véritables règles de droit, celles qu’édictent des dispositions législatives ou réglementaires.
Il y a déjà un rôle officiel, celui que lui assigne le Code de la consommation. Ainsi l’experte qu’elle est doit-elle donner son avis au Gouvernement avant que celui-ci n’édicte des décrets d’interdiction de clauses « noires » ou posant des présomptions d’abus sur des clauses « grises » (art. L.132-1, réd. L. 4 août 2008). De même, peut-elle proposer dans son rapport annuel les modifications législatives ou réglementaires qui lui paraissent souhaitables (art. L.132-5). Cela est bien connu puisque prévu par les textes eux-mêmes.
Ce qui l’est moins, et qui en pratique pourrait bien être beaucoup plus important, est le rôle à cet égard des recommandations elles-mêmes.
Non pas à l’origine de dispositions réglementaires : on sait qu’il n’y a pas eu concrètement de telles suites pour les recommandations. Mais il y a eu mieux encore : des suites législatives ! Le phénomène mérite d’être souligné, d’autant qu’il n’est pas isolé au point qu’on se contentera d’en relever ici quelques illustrations sans prétendre à l’exhaustivité.
Ainsi, les dispositions de la loi du 23 décembre 1989 qui régissent l’offre de rencontre en vue de la réalisation d’un mariage ou d’une union stable se trouvent à plusieurs égards dans le prolongement de la recommandation n° 87-02 du 15 mai 1987 sur les contrats proposés par les agences matrimoniales.
La loi du 19 décembre 1990 relative au contrat de construction d’une maison individuelle reprend plusieurs points des recommandations émises sur le sujet, les recommandations n° 81-02 du 18 novembre 1980 et n° 88-01 du 21 janvier 1988.
La loi du 6 juillet 1990 relative aux conditions de fixation des prix des prestations fournies par certains établissements assurant l’hébergement des personnes âgées consacre les principaux aspects de la recommandation n° 85-03 du 5 juillet 1995 concernant les contrats proposés par les établissements hébergeant ces personnes.
La loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement a complété la liste des clauses réputées non écrites dans les baux d’habitation énumérées par l’article 4 de la loi du 6 juillet 1989 ; or plusieurs des nouvelles prohibitions correspondent à des clauses stigmatisées par la Commissions des clauses abusives dans sa recommandation n° 00-01 du 17 février 2000 – même si tout n’a pas été repris, loin de là, dans cette recommandation.
La matière des assurances a été particulièrement soignée par le législateur et ce qui s’est passé dans ce secteur est très révélateur.
Ainsi, la loi du 31 décembre 1989, qui a visé à améliorer la situation des assurés sur un certain nombre de points, l’a fait « sous l’influence du consumérisme ambiant » (H. Groutel, Le contrat d’assurance, 2e éd., p.14.) comme cela a pu être observé. Cette influence se manifeste très clairement dans la corrélation entre plusieurs dispositions insérées par cette loi dans le Code des assurances et des recommandations de la commission. On relèvera notamment l’article L. 242-1, qui impose que l’assurance de dommage obligatoirement souscrite par la personne qui fait réaliser des travaux de construction garantisse le paiement de la totalité des travaux de réparation des dommages (de nature décennale) qui pourraient advenir dans les dix ans de la réception de l’ouvrage. C’est exactement ce qu’avait souhaité la Commission qui avait dénoncé dans sa recommandation (n° 90-02) du 10 novembre 1989 les clauses ayant pour objet ou pour effet de limiter contractuellement en cas de sinistre le montant de l’indemnité due par l’assureur de telle sorte qu’elle ne couvre pas intégralement les coûts de réparation.
De même, le nouvel article L.113-2-4°, qui encadre la déchéance pour déclaration tardive, donne un certain prolongement aux recommandations n° 89-01 (11°) et 90-01 (9°) sur ce point.
Surtout, il faut insister sur le système du questionnaire fermé que la loi de 1989 a instauré au sujet de la déclaration du risque : l’assuré est obligé de répondre exactement aux questions que lui pose l’assureur sur les circonstances de nature à permettre à celui-ci d’apprécier le risque ; mais l’assureur ne peut se prévaloir du fait qu’une question exprimée en termes généraux n’a reçu qu’une réponse imprécise (art. L.113-2 et L. 112-3).
Ceci répond très exactement aux judicieuses critiques que la Commission avait formulées à l’encontre des stipulations qui, jusque-là, imposaient au souscripteur de déclarer « toutes les circonstances connues de lui » et « de nature à faire apprécier à l’assureur les risques », ceci étant généralement suivi d’une énumération non limitative de faits à déclarer. Dans ses recommandations n° 85-04 et 89-01, la Commission avait parfaitement mis en lumière le caractère très dangereux de ces clauses pour l’assuré qui, n’étant pas un technicien de l’assurance, ne peut normalement savoir quelles sont les circonstances qu’il doit déclarer car elles permettent à l’assureur d’apprécier le risque qu’il prend en charge et elle avait recommandé de limiter l’obligation du preneur d’assurance à donner une réponse sincère aux questions précises posées par l’assureur ; les articles L. 112-3 et L. 113-2 dans la rédaction que leur a donnée la loi de 1989 sont directement dans ce prolongement.
Toutes les recommandations de la CCA n’ont pas eu, loin de là, de telles suites législatives. Mais lorsque la Commission dénonce une clause véritablement abusive, qu’elle fonde sa recommandation sur une motivation très sérieuse, montrant de façon convaincante où est le déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, de telles suites, on le voit, peuvent advenir.
Et le rôle déclencheur que les recommandations peuvent jouer dans le processus législatif apparaît encore très clairement dans un dernier article, celui de la réforme de l’assurance de protection juridique par la loi du 19 février 2007. C’est une intervention législative qui était certainement souhaitée par les avocats. En revanche, c’est peu de dire que les assureurs y étaient nettement moins favorables : jusqu’au bout ils ont essayé de dissuader le Parlement d’adopter ce texte. Dans ces conditions, quelle aide précieuse le législateur, désireux d’intervenir, a-t-il trouvé dans la recommandation (n° 2002-03) de la Commission des clauses abusives sur le sujet ! Une loi est nécessaire, puisque le fonctionnement de cette assurance fait l’objet de critiques ! Reportez-vous en particulier à cette recommandation ! Et les travaux parlementaires n’ont pas manqué de s’y référer à maintes reprises (V. en particulier Y. Détraigne, Rapport, n° 160, Sénat 2006-2007). Quant aux dispositions votées, elles sont effectivement pour certaines une suite directe de divers points de la recommandation (Cf. les 4° 5°, 10°, et en parallèle les nouveaux articles L.127-2-2, L. 127-3 et 127-8 du Code des assurances).
Ainsi, les recommandations de la Commission jouent parfois, et même souvent, un rôle au titre de ce qu’il est convenu d’appeler les sources réelles du droit, c’est-à-dire ces données diverses, ces facteurs de tous ordres que le législateur prend en considération pour édicter des règles de droit. Par sa composition, mêlant représentants d’associations de consommateurs (très au fait des attentes de ceux-ci), professionnels (très compétents dans divers secteurs), magistrats et juristes bons connaisseurs des techniques contractuelles, par ses méthodes de travail qui passent par la collecte de multiples modèles de contrats proposés habituellement aux consommateurs, l’examen minutieux de leurs clauses par un rapport, une réflexion collective sur l’analyse qui peut en être faite et l’audition de professionnels du secteur concerné, la Commission est un lieu privilégié de mise au jour de besoins de droit.
Ceci explique qu’une fois adoptées, ses recommandations puissent ensuite, parfois, contribuer
à faire jaillir des règles de droit par cette source formelle qu’est la loi.
A cet égard, il est bien connu, depuis Ihering, que se déroule toujours une « lutte pour le droit ». C’est le heurt entre les diverses « forces créatrices du droit» oeuvrant dans des sens parfois totalement opposés, qu’a si bien décrites Ripert et qui agite toujours le vaste domaine des sources réelles.
Cette lutte entre forces qui tentent d’influer, dans des sens parfois totalement opposés, sur la teneur des règles, on l’a vue se dérouler au grand jour au sujet de la réforme de l’assurance de protection juridique.
Cette lutte, parfaitement légitime dans une société démocratique, se rencontre déjà au stade des recommandations de la CCA. Sans doute, certaines clauses parviennent-elle à faire l’unanimité contre elles. Mais il arrive tout de même assez souvent que le sentiment de l’abus soit moins facilement ressenti chez les professionnels que chez les consommateurs … Dans cette hypothèse, la décision d’adopter ou non une recommandation est le fruit d’une confrontation de points de vue sérieusement argumentés. Sans doute, la lutte pour le droit se poursuivra-t-elle ensuite, le cas échéant, en d’autres lieux pour essayer d’obtenir voire d’amplifier, ou au contraire de freiner voire de bloquer des suites législatives ou réglementaires. Mais indéniablement les recommandations peuvent représenter une première étape non négligeable.
Aussi bien, aucun membre de la Commission ne perd son temps à participer aux travaux d’élaboration des recommandations !
Ceci est encore plus vrai si l’on ajoute que les recommandations ne servent pas seulement à inspirer parfois le législateur, mais aussi le juge ainsi qu’on va le voir maintenant.
II – UNE SOURCE D’INSPIRATION POUR LE JUGE
Il arrive que les recommandations soient une source d’inspiration pour le juge. Le phénomène n’est certes pas prévu par les textes. C’est pourtant bel et bien une réalité que l’on va commencer par constater (A). On verra ensuite quelles conséquences devraient en être tirées (B).
A – LA REALITE DU PHENOMENE
Certes les recommandations, on l’a vu, ne s’imposent pas au juge.
Mais il arrive que le juge s’y réfère expressément, et même la Cour de cassation, lorsqu’il s’agit de se prononcer sur le caractère éventuellement abusif d’une clause.
Trois arrêts méritent à cet égard d’être soulignés.
Le premier, en date du 10 février 1998, portait sur la clause d’un contrat de formation dans une école de coiffure, stipulant que le contrat deviendrait définitif après signature, que le montant serait alors dû en totalité et qu’aucun motif ne serait retenu pour une éventuelle annulation. La Cour d’appel avait estimé cette clause abusive au motif qu’elle procurait à l’école un avantage excessif en imposant à l’élève le paiement des frais de scolarité, même en cas d’inexécution du contrat imputable à l’établissement ou causé par un cas fortuit ou de force majeure. Pour rejeter le pourvoi, la Cour de cassation a estimé que la Cour d’appel, avait «par ce seul motif et rejoignant la recommandation n° 91-09 du 7 juillet 1989 de la Commission des clauses abusives, légalement justifié sa décision» (15 Cass. 1ère civ., 10 fév. 1998 : Contrats, conc., consomm. 1998, comm.70).
On remarquera le mot «rejoignant» … Pas «conformément» : la recommandation n’est pas une véritable norme juridique. Mais, si ce n’est en droit, du moins de fait, elle n’est pas négligeable et la rejoindre permet d’étayer une motivation …
Le deuxième arrêt est celui du 19 juin 2001. Etait en jeu la clause d’un contrat de développement de pellicules photographiques qui limitait les droits du client en cas de perte de la pellicule à la remise d’une pellicule vierge et à son tirage gratuit ou à leur contrevaleur.
La première chambre civile approuve un tribunal d’avoir jugé « qu’en affranchissant le prestataire de services des conséquences de toute responsabilité moyennant le versement d’une somme modique, la clause litigieuse, qui avait pour effet de créer un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties était abusive et devait être réputée non écrite selon la recommandation n° 82-04 de la Commission des clauses abusives » (Cass. 1ère civ., 19 juin 2001 : JCP G 2001, II, 10631, note G. Paisant).
Enfin, la troisième décision que l’on citera est celle du 14 novembre 2006. Il s’agissait cette fois d’une action en suppression de clauses contenues dans des bons de commande de véhicules neufs. La Cour de cassation était saisie de deux pourvois, l’un de l’association de consommateurs, qui reprochait à la Cour d’appel de n’avoir pas vu assez d’abus, l’autre du constructeur qui lui reprochait d’en avoir vu trop. La première chambre civile donne un peu raison à tout le monde, à la Cour d’appel dont elle approuve une partie de la décision, et aux deux plaideurs dont elle accueille une partie des pourvois opposés, au sujet de clauses différentes. A cette fin, elle se réfère à deux reprises à des recommandations de la Commission, une fois pour approuver la caractérisation du caractère abusif d’une clause par la Cour d’appel et la seconde fois, ce qui est particulièrement intéressant, pour censurer un autre aspect de l’arrêt attaqué: la clause en question sanctionne plus lourdement l’inexécution du consommateur que celle du professionnel; ceci crée un déséquilibre entre les droits et obligations des parties, décide la Cour de cassation qui prend le soin d’insérer la précision suivante: «comme l’a énoncé la Commission des clauses abusives dans ses recommandations n° 91-02 et 04-02» (Cass. 1ère civ., 14 nov. 2006 : Contrats, conc., consomm. 2007, étude 2, par G. Raymond, JCP G 2007, II, 10056, note G. Paisant).
La prise en considération de recommandations est ici des plus explicites.
L’influence des recommandations transparaît aussi sur d’autres points de cet arrêt de façon implicite mais non moins réelle, au sujet de clauses qui « laissent croire ».
Ainsi, est-il reproché au professionnel d’indiquer dans le bon de commande que « les concessionnaires ne sont pas les mandataires des constructeurs» et qu’ils « sont seuls responsables vis-à-vis de leurs clients de tous engagements pris par eux. » A priori, ceci est juridiquement exact. Cependant, à plusieurs reprises la Commission a recommandé la suppression de telles clauses dans les modèles de contrat. Elle considère qu’elles peuvent laisser croire au consommateur qu’il ne dispose d’aucun autre droit. «Laisser croire» car la réalité peut être différente: ici l’acheteur peut bénéficier d’une action directe en garantie des vices cachés contre le constructeur. Dans un litige individuel une telle clause ne pourrait pas être déclarée abusive car elle n’emporterait pas de déséquilibre dans les droits et obligations: elle n’empêcherait pas en droit l’acheteur d’agir directement en garantie contre le fabricant. Il ne serait donc nullement nécessaire de la réputer non écrite pour accueillir une telle action. En revanche, dans un modèle de contrat habituellement proposé aux consommateurs la suppression de clauses de ce type a été recommandée à plusieurs reprises par la Commission au motif qu’il pouvait y avoir abus à ainsi «laisser croire» quelque chose à une masse de consommateurs qui n’iraient peut-être pas consulter ensuite individuellement des juristes pour être informés de leurs droits exacts.
Le raisonnement est subtil (sinon fragile). Mais voici que la Cour de cassation le tient à son tour.
Il faut se rendre à l’évidence. Sans doute, les recommandations ne lient-elles pas le juge; sans doute, celui-ci peut-il parfaitement statuer sur des questions de clauses abusives sans tenir compte de ces recommandations et sans que le reproche puisse lui en être fait en droit: l’affaire de la carte pastel l’a bien montré.
Mais on n’en constate pas moins, en fait, que ces recommandations sont parfois des sources d’inspiration ou même des sources d’appui dans la motivation des décisions des juridictions appelées à se prononcer sur le caractère abusif de certaines clauses. Puisque ce phénomène existe bel et bien il conviendrait d’en tirer les conséquences.
B – LES CONSEQUENCES A TIRER DU PHENOMENE
Trois conséquences, me semble-t-il, pourraient en être tirées.
1° – La première, concerne les professionnels d’un secteur visés par une recommandation
Prévenus de son adoption par leurs organisations professionnelles, il est assez fréquent qu’ils en tiennent spontanément compte et modifient en conséquence, dans une certaine mesure, leurs modèles de contrat. Ce qui est certain est que le phénomène ci-dessus constaté devrait constituer pour eux une puissante incitation à le faire, car si par la suite une action en suppression de clauses abusives est intentée contre eux, ils partiront avec un sérieux handicap à surmonter : l’association de consommateurs aura beau jeu de s’appuyer sur la recommandation ; il faudra au professionnel tenter de convaincre le juge de ne pas le faire.
2° – La seconde concerne le Conseil d’État
Bien entendu, le recours en annulation pour excès de pouvoir n’est recevable que contre des actes administratifs unilatéraux faisant grief. Mais si les recommandations ne sont pas à proprement parler juridiquement obligatoires, ne constituent-elles pas tout de même des actes risquant de faire au moins un peu grief, puisqu’il apparaît que le juge n’hésite pas à s’appuyer sur elles pour rendre ses décisions contre des professionnels?
Une vision assouplie de l’acte faisant grief ne devrait-elle pas conduire le Conseil d’Etat, en tenant compte de l’existence de l’influence de fait des recommandations sur le juge judiciaire à revoir sa position et à admettre ici la recevabilité du recours pour excès de pouvoir?
Cela présenterait beaucoup d’avantages. Après tout, les recommandations, comme toute oeuvre humaine, peuvent comporter des erreurs (même le législateur en commet un certain nombre, qu’il n’hésite pas à rectifier !). Ainsi, la recommandation 91-02, dite de synthèse, doit bien avoir indûment dénoncé de faux abus si l’on en juge par la sévérité de la réplique qu’a essuyée devant la Cour de cassation l’association de consommateurs qui avait tenté d’appuyer son action sur elle dans l’affaire de la carte pastel ! Cependant, actuellement aucun processus n’est organisé ni n’a jamais été mis en oeuvre pour supprimer dans une recommandation la stigmatisation d’une clause qui après coup n’apparaîtrait pas justifiée – et c’est ce qui empêcherait actuellement qu’une loi donne la valeur d’une présomption aux recommandations adoptées par le passé ! –
Le juge n’en tiendra pas compte si on l’invoque devant lui ? La belle affaire! Les lecteurs profanes de la recommandation n’en sauront rien et la prendront légitimement à la lettre; des associations de consommateurs risqueront, sur cette foi, de lancer des actions promises en fin de compte à de cuisants échecs.
Si un recours en annulation était ouvert, on pourrait en revanche compter sur la vigilance des milieux professionnels intéressés pour contester, dans le délai de deux mois, tel ou tel aspect d’une recommandation à leurs yeux injustifié. Et l’autorité de ce qui aurait résisté à ce contrôle n’en serait que renforcée.
3° – Enfin, la troisième conséquence pourrait être tirée par la Commission des clauses abusives elle-même
De fait, la Commission jouit d’une certaine autorité, sans doute due en partie à la qualité de sa composition originale, et surtout à la qualité de ses travaux. Seulement ceci est assez fragile: il ne faudrait pas beaucoup d’arrêts carte pastel pour faire perdre toute influence aux recommandations !
Pour conserver cette autorité de fait, la Commission doit bien veiller à ne dénoncer que de vrais abus, en prenant toujours le soin de très sérieusement motiver le caractère abusif des clauses stigmatisées – ce qui n’est pas si simple ! –
En outre, elle doit surtout bien rester dans son rôle. Le terrain qui lui est assigné pour se livrer à la chasse aux clauses abusives est celui que couvre la liberté contractuelle (entre professionnels et consommateurs). Les clauses qui ont besoin de son attention sont des clauses en soi parfaitement valables, que les parties avaient la liberté de stipuler. Mais lorsqu’elles engendrent un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au détriment du consommateur, elles prennent une tournure abusive et le rôle de la Commission est de le dire et d’en recommander la suppression.
Tout est différent lorsque le législateur est intervenu par des dispositions d’ordre public qui suppriment dans un domaine ou sur une question la liberté contractuelle. A notre époque d’inflation législative sans précédent, ceci arrive souvent ! La vérification de la licéité de clauses au regard de telles dispositions n’entre pas dans la mission de la Commission. Passe encore lorsqu’elle dénonce comme abusif le maintien dans un modèle de contrat d’une clause ouvertement et indiscutablement illicite (comme les clauses attributives de compétence territoriale stipulées en violation de l’article 48 CPC, qu’elle a pris l’habitude de dénoncer ; il en irait de même de clauses prohibées par un décret d’application de l’article L.132-1). Mais l’exercice devient pour elle hautement périlleux lorsque l’illicéité ne se découvre qu’à la suite de l’interprétation, toujours sujette à discussion, de textes obscurs voire de combinaisons de textes d’un millefeuille législatif: elle n’a rien à gagner, mais au contraire tout à perdre, à jouer ce rôle qui n’est pas le sien, mais exclusivement celui du juge. C’est sa crédibilité aux yeux de celui-ci qui est en jeu. Sans doute, «tout organe doté d’un pouvoir est-il porté à en abuser» : Montesquieu l’a bien montré. Mais les abus de la Commission des clauses abusives seraient du plus mauvais effet, d’autant que son autorité ne tient qu’à la qualité de ses travaux! En revanche, dans le domaine qui est vraiment le sien, c’est-à-dire celui des clauses stipulées dans l’exercice de la liberté contractuelle, la Commission a un rôle à jouer et il est utile qu’elle le tienne avec le plus d’autorité possible. Bien malin aujourd’hui qui peut dire à l’avance à coup sûr si telle ou telle clause sera ou non dite abusive par un juge saisi d’un litige sur ce point ( C’est d’ailleurs ce qui semble dissuader la CCA de développer la saisine préventive par des professionnels.) : c’est l’insécurité juridique inhérente à toute intervention du juge en matière contractuelle; ceci est structurel: le juge n’intervient qu’a posteriori pour trancher une contestation qui oppose deux parties, et non pas à l’avance.
Si elle dénonce d’une manière convaincante, et qui se révèle fiable à l’épreuve des procès, de vrais abus, la Commission des clauses abusives peut contribuer à apporter, dans cette louable recherche de justice contractuelle, un peu de la sécurité juridique dont les acteurs économiques ont aussi besoin.