M. Jean-Paul Guénot, avocat général honoraire à la Cour d’appel de Paris, ancien membre de la Commission des clauses abusives
Merci, Mme le Président, de me donner la parole, bien que j’hésite à la prendre après vous, à raison de votre éloquence.
« Il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante et prendre tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien faites ».Cette citation est toujours d’actualité. Elle n’est pas, hélas ! de moi. Elle se trouve dans les « Lettres persanes ». C’était il y a 288 ans … Charles-Louis de Sécondat, baron de la Brède et de Montesquieu.
Plus récemment, (il y a quand même 205 ans), Portalis écrivait : « En corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ».
Aujourd’hui, en 2009, il m’a été demandé, par votre président, d’évoquer un temps « que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître » (Charles Aznavour dans « la Bohême »).
Et ce temps-là – celui de la création de votre Commission – c’était il y a trente ans.
Plus même, en réalité. C’était il y a quarante ans, car la genèse de votre Commission s’éclaire des années 1970. C’était le Jurassic Park du temps de la consommation, dont je suis l’un des Diplodocus vivants.
1 – Années 70 … ? La gestation
Ce qui est, aujourd’hui, une évidence, était loin d’en être une alors. Ce fut un dur combat.
A – En ces années-là, c’était alors le temps de l’accession des Français à la « consommation » de biens nouveaux, Mai 68 n’était pas loin. Et c’étaient les « trente glorieuses »
C’était le temps du recours des Français au crédit béni, qui permettait l’immédiat et le passage à l’acte d’achat, à toutes sortes d’achats possibles, en excluant ainsi toute attente afin de pouvoir en jouir et les posséder.
C’était celui de la publicité triomphante, incitative, invasive, tant sur les anciens que sur les nouveaux supports d’alors.
C’était le temps du monde économique et financier puissant et inventif, de la production et de la distribution de masse et des grandes surfaces naissantes, bizarrement dénommées « carrefour ».
C’était AUSSI le temps où les « futurs pères » de votre commission étaient devenus des bureaux des plaintes et des pleurs des consommateurs. Ceux-ci s’estimaient trompés, grugés, poursuivis, impuissants, et saisissaient à qui mieux mieux, l’Institut national de la consommation et les associations de consommateurs, la Direction des prix et de la concurrence du ministère des finances – Didier Maus – et le ministère de la justice – votre serviteur – (outre la répression des fraudes – Agriculture).
MAIS, ces années furent AUSSI le temps où la défense des consommateurs devint offensive, le temps où leur défense se transforma en stratégie, en guérilla, en affirmation de droits nouveaux, transversaux. Deux points forts dans cette transformation : l’accès à la télévision triomphante et une visibilité politique.
B – En ce temps-là, (après le discours du Président Kennedy en I962), notre modèle consumériste était l’américain Ralph Nader qui s’était fait un nom à partir des risques que les voitures faisaient courir aux consommateurs et avait créé l’association Public Citizen en 1971.
La jurisprudence américaine avait, pour sa part, imaginé la notion de « clauses odieuses » (unconsionables).
Quelques dates significatives sont – à cette époque, dans les années 70 – autant de signes annonciateurs de la naissance de votre Commission :
- La loi du 22-12-1972 sur le démarchage et la vente à domicile. A l’opposé du plein consentement et du classicisme du contrat (« les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » dit le code civil), cette loi imagine un droit de repentir et de rétractation, alors limité au cas où le consommateur est en situation présumée de faiblesse – à son domicile donc – et où il n’a rien demandé.
- La loi Royer (27-12-1973) où, entre les règles (65 articles) sur la limitation des grandes surfaces, l’assurance-maladie-maternité et la publicité, put s’intercaler par miracle, un article 45, première victoire des consommateurs : droit d’action en justice attribué aux associations de consommateurs en réparation de l’atteinte à leur intérêt collectif, reconnaissance de leurs associations par le biais de leur agrément par l’Etat.
- Accès à la télévision de l’INC par le biais du cahier des charges des chaînes.
- Travaux universitaires minoritaires, précédés des articles de Me Bihl. – Création enfin, longtemps demandée, (VGE étant président en 1974 et J. Chirac, Premier ministre) d’un secrétariat d’Etat à la consommation, le 12 Janvier 1976, placé auprès du tout puissant ministère de l’économie.
En effet, si le droit de la consommation eut plusieurs pères – nous arrivâmes à son cabinet, nos projets de lois fin prêts – il eut une seule mère, ce secrétariat d’Etat ayant été confié en effet à Chr. Scrivener, élue d’ailleurs député européen en 1979, conjonction troublante.
En effet, le hasard, facétieux, avait fait que durant toutes ces années 70, les « pères français» de votre commission représentaient aussi le Gouvernement français à Bruxelles (le premier programme de protection des consommateurs date de 1975) ainsi qu’au Conseil de l’Europe : les semences juridiques et les fruits récoltés se mêlèrent ainsi, associant plusieurs systèmes juridiques, retenant plusieurs dénominateurs communs. Il en fut spécialement ainsi des clauses abusives.
Une anecdote (qui prolongea de nombreux mois les travaux européens sur la notion de clause abusive) : qu’est-ce que l’équilibre dans un contrat 1- pour un Français (l’équilibre) 2- pour un Anglais (le point d’équilibre)?
2 – Abusives, vous avez dit abusives ? La naissance
Juridiquement, la jurisprudence sur les « clauses léonines » était inadéquate. D’où les réflexions menées et le « dynamitage » final du classicisme du droit des obligations, certes limité au droit de la consommation, devenu un code à part entière.
L’acte de naissance de la Commission est la loi du 10 Janvier I978. Celle-ci avait cinq objectifs : santé et sécurité des consommateurs (répression des fraudes), création d’un laboratoire d’essais indépendant, qualification des produits, réglementation de la publicité fausse ou mensongère, clauses abusives enfin. Elle accentuait l’intervention de l’Etat dans les relations contractuelles économiques. Ce qui n’est pas sans rappeler une certaine actualité cyclique.
Définition d’alors : clause juridique imposée par le professionnel au consommateur par abus de sa puissance économique conférant au premier un avantage excessif. Autrement dit, le juridique était considéré comme reflet exact de l’économique, et cet économique, étant raison et justification de l’intervention de l’État.
Je m’interroge sur l’actuelle définition « déséquilibre significatif », qualificatif de la langue journalistique.
A l’époque :
- Leur champ d’application était limité, leur interdiction et réglementation relevait de l’Exécutif, après avis de votre Commission. Elles étaient réputées non écrites.
La Commission de l’article 36 :
- 15 membres, cinq catégories.
- Donne des avis et établit des recommandations dont la publicité relève du ministre.
- Quadruple saisine.
- Etablit un rapport annuel public et propose des modifications législatives.
La Commission s’est réunie en un temps record et, pour la première fois, en effet, le 31 janvier I978, ses membres ayant été nommés le 26.
Dernière question : pourquoi les problèmes du crédit à la consommation et du crédit immobilier ont-ils été traités par deux lois spéciales (loi du 10 janvier 1978 et 13 juillet 1979) ? C’est qu’il fallait, pour atteindre les objectifs poursuivis, inventer une solution juridique plus sophistiquée. L’actualité nous rattrape avec le projet ministériel sur le crédit revolving.
En conclusion
Des regrets ?
- Avoir alors été traités de « communistes » par les orthodoxes du droit, ce qui n’était pas nécessairement un compliment.
- Avoir échoué à introduire, à titre de sanction adéquate contre les banques fautives, « la déchéance du droit aux intérêts », peut-être n’est-ce que partie remise.
Des satisfactions ?
- Avoir respecté, selon toute apparence, les préceptes conjugués de Montesquieu et de Portalis : en effet, les lois dont nous fûmes les pères n’existent-elles pas toujours ?
- Et, c’est ainsi que me recommandant de ces deux grands esprits, j’en terminerai ainsi par où j’ai commencé.
Voilà. Le Diplodocus en a terminé.